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21 MAR 2017

Henri de Béarn

Henri de Béarn

 

Henri Emmanuelli est mort en emportant avec lui une époque. Il pensait que la démocratie était un « moteur à deux temps ». C’est ce qu’il nous répétait sans cesse. Depuis toujours, deux pistons luttaient sans relâche afin que la société avance. Pour l’éternité des siècles, la machine politique, ainsi réglée, ferait s’opposer l’ordre et le mouvement, les conservateurs et les progressistes, les riches privilégiés et les pauvres oubliés, ceux qui avaient tout et ceux qui n’avaient rien ou trop peu. D’un côté l’abondance indue. De l’autre la misère injuste. C’était sa grande bataille, sa lutte finale. On n’en sortirait pas. Cela ne laissait la place à aucun compromis, à aucun marchandage dans son esprit. Sans cette priorité absolue point de coalitions, pas de gouvernement, qui puissent espérer son adhésion. Il y avait une Gauche et une seule. Immense, belle et souveraine. Celle de Jaurès et de Blum. Au service des petits, des obscurs, des sans-grades. Face à elle une droite sans la moindre majuscule. Un point c’est tout. Pas question d’imaginer une troisième voie. Ce n’était pas une posture tactique, une attitude, un défi. C’était une conviction. Peut-être était elle excessive ? Qu’importe, elle lui était chevillée au corps. Il avait adopté cette ligne dans les années soixante-dix. Il n’en varierait pas. La maladie, les maladies qui l’envahissaient depuis plusieurs années, n’y changeraient rien. Ce credo était toujours le sien. Entêtement disait les imbéciles. Fidélité proclamait-il tranquillement.

Il faut dire qu’il avait quelques raisons personnelles de s’être forgé cette constance. Rien n’avait été donné à ce petit enfant à la santé fragile. La fortune ne s’était pas penchée sur sa famille. Bien qu’il en parlât peu, il restait marqué par une jeunesse rude où chaque mètre gravi pour s’élever demandait sacrifices et travail. Il y était parvenu, lui le corse pyrénéen monté à Paris. Il y avait entendu les sarcasmes des petits marquis et des élégantes qui, à Sciences Po, moquaient son allure de provincial mal dégrossi. Il en avait souffert. Mais, à l’adversité il était parvenu à tout arracher : diplômes, statut, métier. Edmond de Rothschild ne l’avait-il pas engagé dans sa financière sur la foi de ses mérites ? A la clef, considération et respect. Autant de revanches sur la bourgeoisie.

Du coup, il savait d’où il venait et n’avait rien oublié. Il aurait pu rester banquier, être haut fonctionnaire ou créer une entreprise. Il en aurait eu mille fois l’occasion. Il en possédait cent fois le talent. Mais voilà, son but était autre. Il voulait faire de la politique pour changer la vie. Dans ses références multiples et appuyées à la Grande Révolution, il se voyait siégeant sur la Montagne, haranguant jacobins et cordeliers, conspuant les Girondins dont, verbalement, il avait les héritiers en exécration. Modéré était un mot inconnu de son cerveau. Il ne détestait pas tout à fait Lénine et s’imaginait parfois, par une nuit froide d’octobre, prenant d’assaut le Palais des Tsars. Insurgés africains et leaders sud américains trouvaient auprès de lui asile pour échapper à la prison et de quoi vivre pour ne pas crever de faim. Pour autant, il ne croyait pas que la solution réside en un Grand Soir après lequel les lendemains chanteraient d’eux-mêmes. Sa recette était autre et bien plus raisonnable qu’il ne le prétendait. Il fallait par la progressivité fiscale, la solidarité sociale, l’éducation initiale et la formation professionnelle, une bonne dose de dirigisme économique et de la volonté industrielle, recréer les conditions de l’égalité des chances, de l’emploi pour tous et de la justice sociale. Ainsi était fait son monde, simple, facile à comprendre, rempli de certitudes bonnes à partager. On ne pouvait laisser des femmes et des hommes dans la détresse. Voilà tout.

Il trouva entre Epinay et Solferino celui qui allait lui permettre de réaliser son idéal. Il attacha ses pas à ceux de François Mitterrand et ne les quitta plus. Il en fût un sabra. Il le servit à l’Outre-Mer descendant le Maroni en pirogue pour rejoindre Maripasoula, buvant le Grand Kava de Wallis-et-Futuna. Il l’aida au Budget. Jusqu’au tournant de la rigueur qu’il eut du mal à ingurgiter. Il le suivit loyalement, le second septennat s’achevant, non sans fulminer contre les décisions monarchiques de celui qu’il appelait cérémonieusement le « vieux », non sans douter face aux révélations de son passé compliqué. Il grognait. Mais il l’aimait. Comme un fils aime son père. Plus qu’accéder à la Présidence de l’Assemblée Nationale, son bonheur, sa fierté, avait été d’occuper, après lui, le bureau du Premier Secrétaire du Parti Socialiste. Un jour, admiratif, il m’avait dit à l’oreille, alors que s’éternisait un bureau national où s’affrontaient pour la énième fois, Poperen, Fabius, Mermaz, Aubry, Mauroy, Rocard et les autres : « vous vous rendez compte : Mitterrand a dû tous les supporter. Les mêmes. Avec les mêmes querelles. Mais cela a duré dix ans et la pièce était plus petite… ». Cette adoration allait également vers Danièle qu’il ne se serait pas agi de laisser tomber à la veille d’un des innombrables symposiums kurdo-castriste de « France Libertés » et, par transitivité, jusqu’à Roger Hanin le méditerranéen, moins apprécié pour ses blagues que pour son ton bonhomme qui tranchait au milieu des conseillers élyséens.

Elu député des Landes, Président du Conseil Général de ce département recouvert de forêts, il était naturellement devenu landais. Il s’était enraciné près de Soustons à l’écoute d’un pays rural et bienveillant. Arpentant les comices de la Chalosse, son canton de prédilection, il n’avait pas tardé à s’affranchir du camarade qui, de l’autre côté de la bête, indiquait discrètement son poids pour que s’ajustent les félicitations adressées à un éleveur aux joues rouges de plaisir. Pour les élèves de ce coin de Sud-Ouest que le suffrage universel lui confiait en le dispensant régulièrement d’un second tour, il ne ménageait pas ses efforts. Lui qui ne se séparait jamais d’une vieille sacoche en cuir bouilli, les avait dotés, avant que ce ne fût la norme, d’un cartable électronique qui, en quelques octets, remplissait leur mémoire et soulageait leurs épaules. Mais il avait aussi l’orgueil, pêché pardonnable, d’être l’élu d’une certaine Bergerie de Latché. Parfois il s’exclamait : « il va encore me faire caresser ses ânes ! ». Il en était secrètement ravi et, à chaque visite, apportait sous le manteau quelques ortolans, petits oiseaux dont le maître des lieux était friand.

Il joua le rôle de Premier secrétaire du PS avec passion. Non seulement il en connaissait par cœur la partition, ses grands airs et ses récitatifs, ses symphonies et ses concertos, mais il croyait sincèrement aux vertus, que dis-je à la nécessité, de cette musique terrestre. Il veilla au moindre détail du formidable Congrès de Liévin, à deux pas de la stèle des mineurs victime d’un coup de grisou, en 1974, au soir du premier Noël giscardien. Avec conscience, il rencontrait de rassemblement en sommet ses homologues du Parti Socialiste Européen. Vers Erfurt, capitale de la social-démocratie, Rome ou Oslo, tandis qu’ils arrivaient en Jet, nous volions, pour faire des économies, dans de petits monomoteurs incapables de franchir les nuages, baladés par les turbulences, le coeur, sauf le sien, au bord des lèvres, notre estomac vidé dans un sac en papier. Avec Robert Hue qui avait succédé à Georges Marchais, bien vu, avec Bernard Tapie, remplaçant de Robert Fabre, tant pis, il relança l’Union de la Gauche ouvrant la voie aux Etats Généraux qui allait la ressouder. Pendant un an, il alla embrasser les genoux de Jacques Delors le suppliant de se présenter contre Jacques Chirac à l’élection présidentielle, acceptant en maugréant les réponses changeantes, selon ses humeurs et la météo, de l’oracle de Bruxelles. « Jacques, c’est ton devoir ! ». Le soir de son renoncement cathodique, sur le plateau de 7/7, Henri et moi bûmes cul sec un verre de Whisky dans les couloirs de TF1. Il alla ensuite faire bonne figure au journal de Claire Chazal. Il avait du cran.

Jamais, il ne fit le moindre reproche au Président sibyllin qui, après l’avoir convaincu de prendre la tête d’un parti moribond et ruiné, le laissa se fracasser dans une primaire contre Jospin. Pour celui-ci qui l’avait défait, il mena avec panache une campagne exemplaire et ordonna à tous ses collaborateurs de faire de même « pour faire gagner Lionel ». Pour tout remerciement, il prit sur lui et sur lui seul les conséquences de l’affaire Urba, système auquel, en tant que Trésorier du PS, il m’avait donné instruction de mettre fin. Il fût condamné et compta alors ses amis moins nombreux qu’il ne l’avait été. Il ventait fort devant sa porte… Beaucoup d’éminences du Parti ne lui manifestèrent guère de reconnaissance d’avoir accepté de se déclarer responsable de ce dont tant d’autres avaient profité pour régler leurs affiches et imprimer leurs bulletins. Nous l’aidâmes à parer les manœuvres d’un petit juge plein de fatuité et de cruauté, dont la perversité n’avait d’égale que la soif de célébrité. Laurent Fabius ne l’abandonna pas dans cette épreuve. Marie-Noëlle Lienemann alla témoigner devant les magistrats de Saint Brieuc et de Rennes. C’était beaucoup. Ce n’était pas assez. D’autres auraient pu faire ce geste. Certes, il les en avait dissuadés, mais c’était avec le secret espoir qu’ils viendraient l’assister. Au bout de ce chemin de croix, il vécut l’inéligibilité comme une humiliation. Un ressort en lui alors se cassa.

Mais, à un « fils du tonnerre, de l’éclair, de l’orage et du vent, » ainsi qu’il ne lui déplaisait pas se nommer, ajoutant qu’il partageait cette parenté avec tous les enfants nés dans la vallée de l’Osso, le calme est étranger. Il avait connu l’époque des géants et des héros. Il aimait les corridas et les taureaux. Même si tout semblait rapetisser, il trouva avec le siècle nouveau d’autres causes, d’autres combats, le non au referendum européen en fût un, le développement de son département un autre, la rénovation du Parti Socialiste un dernier, pour exercer sa verve et faire entendre sa voix. Il était bon orateur. Il était impressionnant. Il impressionna. De la Gitane permanente aux sourcils broussailleux, en passant par une crinière devenue poivre et sel et un accent à couvrir le bruit des torrents, il savait la crainte qu’il suscitait et en jouait habilement. Il savait aussi séduire et j’ai le souvenir d’un entretien qu’il ne se hâta pas – finalement – de conclure avec la belle Benazir Bhutto, première ministre du Pakistan, mollement allongée sur les coussins de sa résidence parisienne, qu’il était pourtant allé voir en traînant des pieds. Il détestait les agendas, les contraintes, le protocole. A un fonctionnaire du Palais-Bourbon qui prétendait y interdire le tournage d’un film, il assura que, s’il persistait, il autoriserait- lui même – un long métrage pornographique et, tâchant de ne pas éclater de rire, que « la vie des présidents de l’Assemblée en serait le scénario ». Il aimait la fête, la fraternité et les discussions. Avec Shimon Pérès et Itzhak Rabin, une nuit durant, dans les fumées du tabac, les accolades et les engueulades, il refit un Moyen-Orient, oasis de paix, dans une suite du Crillon quadrillée de gardes du corps israéliens et d’agents des services secrets français. Le matin, hélas, dissipa tout cela.

Il fut un ténor de l’hémicycle. Dans l’opposition, il s’opposa. Parlementaire d’exception, il vivait pour le débat, pour la confrontation, pour la controverse parce que de la crise naît la rédemption. Expert en amendements, obstructions et autres rappels au règlement, il énervait son successeur le bougon Seguin. C’était en fait le meilleur des hommes, émerveillé devant ses enfants, jouant avec les miens à quatre pattes sous le bureau du premier des socialistes, toujours bienveillant pour ses amis. Pour ses proches, Henri était paternel, fraternel et presque maternel. Sa témérité, son assurance, sa manière d’en imposer, cachaient réserve, pudeur et timidité. Il exécrait l’extrême droite, la lâcheté, l’hypocrisie. Il avait une grande et réelle affection pour Benoît Hamon qu’il avait renoncé, avec amusement, à faire taire quand le brestois veillait aux destinées du MJS. Sans doute retrouvait-il en cet audacieux une part de lui-même…

La politique et le socialisme étaient sa vie. A moi, qui suis devenu son collaborateur, son directeur de cabinet, âgé d’à peine trente-cinq ans, il a donné des mots, de l’idéologie, des repères et des valeurs. De congrès en congrès, nous nous retrouvions. De conseil national en conseil national, nous poursuivions notre conversation invariablement reprise par son habituel « comment allez vous jeune homme » longtemps après que j’ai dépassé le demi siècle. Nous nous sommes toujours vouvoyés par respect et par amitié pour marquer notre différence dans un parti où chacun se tutoie y compris pour s’affronter. J’ai vu le monde à travers sa manière de l’expliquer. Il m’a beaucoup appris. La lutte contre l’esclavage, la guerre d’Espagne, l’exploitation des ouvriers, la résistance aux dictatures, étaient ses repères pour penser et échanger. Dans sa vie, tout avec lui n’était que bruits et fureurs. « Comment auriez vous voulu que je fasse de vieux os chez les francs-maçons, il fallait se taire un an avant de rejoindre la pierre taillée et le fil à plomb ? C’était plus que ma liberté ne pouvait supporter !». Il n’y avait pas que pour les affidés de la rue Cadet qu’il était difficile à suivre. Il ne tenait pas en place. Il était éruptif et ses colères le plus souvent feintes glaçaient d’effroi préfets et prélats entre Dax et Cap Breton. Mais il était exceptionnel. Jamais on ne s’ennuyait avec lui. Il y avait toujours une salle à retourner. On s’entassait à l’arrière de sa voiture pour voler au secours de la section d’un ami. On se précipitait dans un cortège ou sur un plateau TV pour faire la claque. On tentait de construire une majorité aux frontières floues, au noyau faible. Combien de repas avalés à la va-vite au comptoir d’un tout petit bistrot ou à la terrasse d’un « routier » improbable accompagné d’un verre de Bordeaux. « C’est synonyme du mot vin. Il n’en existe pas d’autres » jurait-il en souriant. C’était éreintant. C’était réjouissant. On riait avec Henri. On pleurait avec Henri. On partageait ses joies et ses peines. Trop. On y laissait des plumes. Personnelles. Professionnelles. Epuisé, il nous épuisait. Mais on en était heureux et, la fois d’après, encore on le suivait. Imagine-t-on d’Artagnan sans mousquetaires ? Pas dans le Béarn. Pas quand on se partage avec l’évêque de Mont-de-Marsan, la cuvée d’Armagnac des vignobles d’Ognoas. Les années, les unes après les autres, étaient ponctuées de motions et de synthèses, de nuits blanches et de jours de gloire, de déclarations et de manifestations. Il n’arrêtait jamais d’escarmouche en embuscade. Il était libre. Banquier il méprisait l’argent. Ministre, il ne vénérait pas le pouvoir. Premier secrétaire du Parti Socialiste, il en aurait été le dernier militant. Tu n’imagines pas ce que va être notre tristesse sans toi Henri Emmanuelli.

© 2011 Marc-Antoine Jamet , Tous droits réservés / Wordpress